L’opérette? Qu’évoque-t-elle pour vous? Le public français s’imagine parfois
aujourd’hui que l’opérette est un genre viennois, romantique, sirupeux. À
Bordeaux fin des années 50, ma grand
mère m’emmenait voir « Violettes impériales » au Grand Théâtre!
En Autriche, on apprécie les mélodies, des airs que tout le monde a en tête,
l’esprit d’escalier et les bons mots.
Je suis allée à
l’exposition du Theater Museum à Vienne par curiosité, il s’agissait de
« l’opérette : une comédie humaine » le prospectus montrait le
portrait d’une chanteuse ressemblant à Pallas Athéné dans une merveilleuse robe
Belle Époque. J’ai plongé dans un monde fascinant dans un décor de velours
rouge et or, étincelant de strass!
Tout le monde
s’accorde à voir en Jacques Offenbach le créateur de l’opérette à Paris dans la
France de Napoléon III. Né à Cologne, en Allemagne en 1819, il est le fils de
musiciens allemands d’origine juive qui le poussent à l’âge de 14 ans, à partir
à Paris avec son frère pour étudier au Conservatoire. Déjà excellent
violoncelliste, il commence à composer très tôt. Il reste un an au conservatoire puis entame une
carrière brillante. En 1855 il est nommé
directeur de musique et chef d’orchestre à la Comédie française. Il règne sur
la scène musicale du Second Empire, la
Belle Hélène 1864, Barbe Bleue
1866, La Vie Parisienne 1866, La Grande duchesse de Gerolstein 1867.
Il évolue dans un
monde où se côtoient aristocrates et grands bourgeois, leurs maîtresses,
actrices et chanteuses des spectacles d’opérette, telle la fameuse Hortense
Schneider qui servit de modèle à la Nana de Zola, « Nana était nue. Elle
était nue avec une tranquille audace, certaine de la toute puissance de sa
chair. Une simple gaze l’enveloppait: ses épaules rondes, sa gorge
d’amazone dont les pointes roses se tenaient levées et rigides comme des
lances, ses larges hanches qui roulaient dans un balancement voluptueux, ses
cuisses de blonde grasse, tout son corps se devinait, se voyait sous le tissu
léger, d’une blancheur d’écume. C’était Vénus naissant des flots, n’ayant pour
voile que ses cheveux » Émile Zola. Elle fut également peinte à sa
toilette par Manet. C’était un monde aux mœurs libres où les courtisanes
avaient besoin d’un protecteur pour pouvoir percer, où les femmes
s’échangeaient facilement sans grand drame. Les artistes se pressaient autour
des puissants profitant des largesses et des bonnes fortunes. Cette société
d’hommes en redingotes noires et chapeau haut de forme accompagnés de femmes en
cheveux, en tenues légères ou décolletées est croquée avec force et dérision,
par Toulouse Lautrec, Degas, Forain, Manet comme nous le montre l’exposition
actuelle sur l’Impressionnisme de l’Albertina, malheureusement trop courte.
Jacques Offenbach
est le grand inventeur et compositeur d’un nouveau genre où persiflage de la
société et invention mélodique font rire en musique.
Après la guerre
franco-allemande de 1870 et la Commune, il devient « persona non
grata » à Paris, doit retourner en Allemagne, faire des tournées avec sa
troupe et va même jusqu’aux États-Unis où il reçoit un accueil triomphal.
Lors d’un voyage à
Vienne autour de 1860, Offenbach rencontre Johann Strauss fils qui compose des
valses dans la lignée de son père, il le
conseille « vous devriez écrire des opérettes, Monsieur Strauss ».
C’est le début de la grande période de l’opérette à Vienne : La Chauve Souris 1872, le Baron tzigane, Carnaval à Rome entre autres, à l’instar d’Offenbach, Strauss fait
une tournée aux États-Unis avec grand
succès.
Franz Lehar, fils
d’un chef d’orchestre militaire de l’Empire austro-hongrois, parcourt tout
l’Empire accompagnant son père, il est sensible aux différents rythmes de
musique et s’inspire des traditions régionales. Il suit d’abord les traces de
son père comme chef d’orchestre militaire puis quitte l’armée pour devenir le
chef d’orchestre du Theater an der Wien, en 1905 c’est le grand triomphe avec la Veuve Joyeuse qui lance sa carrière
comme chef incontesté de l’opérette au XXe siècle.
L’exposition
permet d’écouter des extraits
d’opérettes connues et de faire connaissance avec les grands interprètes de la
fin du XIXe siècle. Leurs portraits, leurs caricatures, les journaux de
l’époque et même les reçus des
fournisseurs nous donnent une image
vivante du monde de l’opérette à Paris et à Vienne En France, une des chanteuses préférées
d’Offenbach est Zulma Bouffar. Il y a également les reçus des couturiers à
Vienne: les chanteuses doivent payer elles-mêmes pour leurs habits, 600
Kronen pour une robe ce qui équivaut à ce que gagne un conseiller de la cour en
un mois !
Sous Napoléon III
comme dans la Vienne impériale il n’est pas facile de contourner la censure
officielle. Les indications de mise en scène sont vagues à souhait par exemple
dans la Belle Hélène, H. se met au
lit (sous entendu elle n’y est pas toute seule !).
Les artistes
chantent leurs parties dans leur langue, il arrive que dans les tournées aux
Etats-Unis, on écoute une opérette chantée en français, allemand et anglais.
La société de
cette fin de siècle à Vienne est faite de contrastes entre un monde
d’amusements, de frivolités, d’argent, une bureaucratie étouffante, une hiérarchie
militaire figée et des classes populaires attirées par la grande métropole et
les débuts de l’industrialisation. Le monde de l’opérette est plein
d’équivoques, de femmes habillées en hommes, d’hommes habillés en femmes
chantant leur partie respective. Il y règne une très grande liberté de
mœurs Un foisonnement artistique -
pensons à la Sécession, Klimt, Schiele dans l’art, Arthur Schnitzler, Hugo von
Hofmannsthal dans la littérature témoigne de cette époque et en font la
critique incisive, l’opérette viennoise en marge de cette société tourne en
dérision l’ordre social.
La coupure de la
première guerre mondiale n’arrête pas le développement de l’opérette à Vienne,
compositeurs et grands interprètes contribuent à son succès.
Dans les années
20, Franz Lehar se lie d’amitié avec le ténor Richard Tauber l’un des plus
grands chanteurs d’opéra de l’époque. Il compose pour lui Le
Tsarevitch 1927, le pays du
sourire 1929. Tauber chante parallèlement à l’opéra de Vienne, de
Londres, à New York où il présente des opérettes de Lehar.
En 1934 Lehar est
à l’apogée de sa célébrité, l’Opéra de Vienne lui commandite un opéra Giuditta 1934 qui obtiendra un
franc succès. Ce sera la dernière partition du compositeur âgé alors de 65 ans.
D’une dizaine
d’années plus jeune, Emmerich Kalman est quasi contemporain de Lehar. Né en
Hongrie en 1882 dans une famille de négociants juifs, il atteint déjà la
célébrité avec Princesse Czardas en 1915, tableau d’une société qui
s’effondre au début de la grande guerre. Sa carrière de compositeur le mène de Budapest à Vienne, Comtesse Mariza triomphe en 1924
avec le ténor Hubert Marischka directeur alors du Theater an der Wien puis
c’est en 1926 la princesse de cirque et la
duchesse de Chicago en 1928. Des mélodies inspirées du folklore
hongrois et de la tradition viennoise incorporent des éléments de jazz. Les
textes sont pleins d’humour et ses œuvres voyagent beaucoup au travers des
océans de Vienne à New York.
Ralph Benatzky
naît en 1884 en Moravie qui fait partie à l’époque de l’empire austro-hongrois.
Il étudie à Vienne et à Prague et
commence à composer la musique et les textes de ses opérettes et de revues de cabaret. Dès 1914 il part pour
Berlin où il crée de nombreuses opérettes dont l’auberge du cheval blanc en 1930 qui connaît une carrière
fulgurante entre Vienne, Berlin et Hollywood. Le librettiste Erik Charell lui-
même directeur de revues décrit cette opérette comme « un divertissement
intelligent pour le citadin moderne », irrévérencieux et décadent tout en
restant glamour, une satire mordante du tourisme allemand dans un décor nostalgique de carte postale kitsch.
Indissociables
des compositeurs sont les grands interprètes du moment, Max Hansen, Zarah
Leander, Betty Fischer qui donne la tête d’affiche de l’exposition au
Theatermuseum dans Die Königin 1927
d’Oskar Strauss avec Herbert Marischka, c’est l’époque d’argent de l’opérette
viennoise dont elle est la diva. Elle chante 400 fois dans l’opérette der
Orloff 1925 de Bruno Granichstaedten.
La prise de
pouvoir de Hitler en Allemagne signe l’arrêt de mort de l’opérette à son
apogée. Les lois raciales interdisent aux juifs de travailler, la scène
musicale et théâtrale leur est interdite. Or presque tous les artistes,
compositeurs ou librettistes sont, soit juifs ou apparentés, de près ou de
loin. Certains quittent Berlin pour Vienne entre 34 et 38, on y assiste à un
renouveau tardif de l’opérette. Dès l’Anschluss la même politique s’applique en
Autriche, Kalman s’exile aux Etats-unis, Benatzky qui n’est pas juif mais s’en
est pris à Hitler dans une de ses chansons satiriques part pour Hollywood où il
commencera une carrière cinématographique. Hansen retourne au Danemark dont sa mère était
originaire. Lehar marié à une juive
se terre à Bad Ischl avec sa famille, il y passera toute la guerre.
Hitler adore
l’opérette, il découvre avec horreur que son morceau favori Die goldne Meisterin d’Edmund Eysler
1917 est l’œuvre d’un juif. Il demande à Lehar de divorcer de sa femme Sophie,
Lehar refuse. Il voudrait que Kalmann accepte de devenir aryen d’honneur,
Kalman refuse. L’opérette est alors victime d’une large épuration, les textes
sont purgés, plus de critique sociale et d’humour juif, la musique est épurée,
on enlève tous les éléments de jazz, la musique nègre comme on l’appelle. Il
s’ensuit une opérette insipide qui a perdu son caractère percutant. Die goldene Meisterin changera trois fois de nom jusqu’à ce que
Hitler se décide à élire La Veuve joyeuse
son opérette préférée.
Parmi les artistes
et les musiciens, beaucoup n’ont pas réussi à partir, ils sont poursuivis et
envoyés en camps de concentration. Ils grossiront les rangs des orchestres et
des revues des camps pour amuser la bureaucratie nazie.
Après la guerre,
il y a une fracture, on joue toujours les versions héritées du grand Reich. Une
affiche de 1950 représente une jeune femme en dirdl assise au milieu d’un grand
pré, une idylle folklorique n’ayant rien à voir avec la version originale de l’auberge du cheval blanc à l’outrance scandaleuse.
Rares sont les
tentatives de revenir au texte et à la musique originale, l’opérette des
festivals est donc rétro, conventionnelle
avec des mélodies connues de tous.
Il existe
pourtant des tentatives de créer des œuvres satiriques, collant à la réalité
comme à l’opéra de Los Angeles en 2006 the
beasty bombing mettant en scène
terroristes, soldats américains et un président
répétant qu’il est le meilleur président. La production a été jouée à
Amsterdam en 2008 avec succès. Le théâtre du Châtelet à Paris présente en 2006 Le chanteur de Mexico avec Francis
Lopez et ne désemplit pas de la saison.
Jacqueline Hengl
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